Journée typique

Dimanche.

Le réveil sonne. Il est 5h. Erik soupire et l'éteint en bougonnant. Un dimanche, qu'est-ce qu'il faut pas faire...

Il descend dans la cuisine sans faire de bruit pour ne pas réveiller son père et se fait un petit déjeuner. Il entend la porte et se cache dans l'ombre... Tout va bien, il n'a rien capté. Sûrement...

Le jeune homme remonte dans sa chambre et s'affale dans son fauteuil. D'un air fatigué, il presse le bouton de démarrage de son pc et mâchonne du pain de mie avec un air bovin. Il est seul, tout va bien, on ne peut pas avoir l'air intelligent à longueur de journée !

La machine lancée, il lance nonchalamment msn et attends un peu. Très vite, quelques fenêtre s'ouvrent à base de "kikoolol !" "bonjour toi ^^" "Je t'attendais mon amour... J'étais désoeuvré sans réponse pendant tout ce temps !"

Putain... Ils sont trop nombreux les cons. Non, il n'a pas de cam, ça coûte trop cher dans son pays. Oui mon amour, je pensais à toi mais tu sais, il faut que je travaille... Oui je sais, c'est un boulot miteux, mais je ne peux pas te rejoindre comme ça. Comprends moi ! Ils s'attaqueront à mes parents si je pars sans les payer...

Le téléphone sonne. Si tôt ? Et merde, il est 9h.

"Oui allo ?
_ Et bien c'est vrai ce qu'on dit, tu te lèves vraiment tôt même le dimanche !"
De mieux en mieux... Comme si j'avais besoin de ça... Vie de merde.
"Bonjour Clelia ! Ca me fait trop plaisir de t'entendre. Qu'est-ce que tu fais toi debout si tôt ?
_ Mon petit frère fête son anniversaire et comme il est tout excité, il a fait un bruit monstre à son réveil... Pour le coup la maison va être envahie de mioches et je me disais que tu pourrais me sauver la vie et m'enlever pour l'après-midi ! On irait faire un tour en ville. Enfin si ça te dit."
Youhou...
"Pffff... Je t'avoue que c'est moi qui aimerait être enlevé ! Mais le dimanche, je suis toujours pris... Tradition familiale oblige. Je serais pas dispo de la journée.
_ Oh zut... Et ce soir, tu fais quelque chose ? On pourrait aller boire un coup tous les deux ?"
Pétasse.
"Je vois ça avec mon père et je te tiens au courant ? Je ne sais jamais trop quand ça se finit, ça dépend des fois. Mais pas de soucis, t'auras un sms ! Mon père m'appelle je dois y aller. Bisous !
_ J'attends de tes nouvelles ! BIP BIP BIP"

Après une heure de discussions msn, il finit finalement par quitter l'application. Il ne faut tout de même pas pousser leur addiction trop vite, ça ne marche pas après. Tout est un question de doigté là-dedans !

Il retourne dans son lit et se rendort comme une masse.

Le réveil indique 12h, il est temps de se motiver... Erik se lève de nouveau et après une douche rapide s'habille enfin et commence à préparer à manger. Sûrement attiré par l'odeur, son père arrive et commence à mettre la table. Après un profond soupir intérieur qu'il garde pour lui, Erik lance d'un ton enjoué :

"_ Bonjour papa ! Comment s'est passé ta matinée ?
_ Boarf, rien de folichon, comme un dimanche matin. Tu sais, tenir le bar, tout ça tout ça."
Tellement inintéressant...
"_ Bon, rien de compliqué à manger ! Des pâtes végétariennes, je voulais tester." Il ajoute avec un sourire rayonnant : "Bon appétit !
_ Ah oui oui, c'est... c'est très bon !"
Il n'en a rien à foutre de toute façon, où est l'intérêt de se parler ? Un grand silence s'en suit, seulement dérangé par des bruits de mastication. Gracieux.
"_ Et sinon, l'école, ça se passe bien ? T'as pas de problèmes pour tes devoirs ?"
Putain, mais il est sérieux ? Il n'a pas compris quel était mon niveau ???
"_ Comme d'habitude tu sais, j'ai eu peur quelques minutes jeudi dernier, mais bon, pas de problème, je suis toujours premier du lycée de loin. J'ai voulu pousser un peu plus loin d'ailleurs les concepts qu'on nous apprend et je suis en train de lire toute l'oeuvre de Wittgenstein.
_ J'espère que tu n'adhéres pas totalement aux concepts qu'on t'enseigne à l'école. Ce qu'on t'apprends n'est pas forcément vrai ou d'actualité."
Mais bien sûr...
"_ Tu sais papa, on fait vraiment de bonnes choses dans mon école. Et je fais un grand pan de mon éducation tout seul. Si je veux intégrer une Ivy, va falloir que je me défonce.
_ Oui, tu as raison, c'est en se débrouillant tout seul qu'on avance. Regarde moi par exemple. J'ai bien appris tout seul à tenir un bar !"
Et de mon temps, bla bla bla... Putain mais c'est ouf ! Il croit vraiment que j'ai envie de tenir un bar plus tard ? Servir des poivrots en écoutant du métal... Non mais vraiment...
"_ T'inquiètes papa !!! Je continue à bosser le droit pour intégrer Harvard. Je suis tombé hier sur un procès de ouf papa. En gros, @!#&=}'~#@(~&é&@é)éà"ç&é"àç"é#{à~#'çé"')çé#^{~#{@~#^{\@{[^~#]{@~#{[~#{^~#]{@~#£]${%^µ]~%#¤^£{@${^[]}~#^{[
Est-ce qu'il a compris ? En tout cas, il hoche la tête...

La vaisselle... Encore une tâche fatigante et ingrate, mais il le faut. Erik remonte dans sa chambre et se met à lire un livre avec délectation. "Tractatus logico-philosophicus" de Wittgenstein. Peut être court, mais tellement intéressant !

Son réveil sonne de nouveau et l'extraie de sa méditation sur l'ouvrage. Il est 15h. Il ferme consciencieusement la maison et s'installe au volant de sa voiture. Et dire que son père la considère comme une merveille et lui a offert comme symbole de son indépendance...

Conduire l'ennuie, et il est vraiment très mauvais à ce jeu là. Il reste prudent mais se fait tout de même klaxonné. Comment ça il ne va pas assez vite ? Et toi tu t'es regardé connard ? Chauffeur de merde...

Après 2h30 de route, il arrive enfin à destination. Une banlieue bien tranquille, un peu riche, avec des enfants heureux dans les rues et des voisins sympathiques. Quelle plaie...

Il s'arrête au numéro 18 et sonne, en composant son plus beau sourire, assorti à son costume de représentant et avec cet air qui lui donne plusieurs années de plus, tel le jeune employé dynamique !

"Bonjour madame Lonin ! Andrew Hopkins, pour vous servir, je suis le représentant de votre assurance et je passe comme vous l'avez convenu avec votre conseiller au téléphone.
_ Oh, je vous attendais, entrez donc jeune homme !"
La vieille dame s'écarte et le conduit dans un petit salon.
"Vous voulez du thé ? J'ai quelques gâteaux aussi que j'ai fait pour mon petit-fils hier, ils sont encore bien bons."
Erik accepte et lui sert un sourire des plus beaux et innocents. Il attends que la vieille les serve et s'installe. C'est fou comme les vieux l'ennuient...
"Vous êtes là pour quoi déjà ? Je n'ai pas bien compris tout ce que m'a dit mon conseiller au téléphone. Je sais qu'on s'est parlé plusieurs fois mais c'est tellement compliqué...
_ Voilà madame, votre contrat arrive actuellement à son expiration et notre agence souhaite vous simplifier la tâche et vous permettre de le reconduire en toute sérénité. J'ai apporté ici tous les papiers nécessaires et vous n'aurez qu'à apposer votre signature après lecture du contrat. Je suis ici pour vous expliquer tous les termes qui vous paraissent peu clairs et pour que vous n'ayez pas besoin de vous déplacer. Normalement, quand je repartirais, vous pourrez dormir sur vos deux oreilles en vous sachant assurée pour vos biens et pour votre personne !"
S'en suit une discussion longue et ennuyeuse sur l'assurance et l'explication une nouvelle fois des termes novateurs et si géniaux de la nouvelle assurance vie. Quelle aubaine qu'elle puisse léguer autant d'argent à ses proches si elle meure d'une maladie quelconque ou d'un accident ! Mais oui, avec le nouveau programme de l'agence, même les personnes âgées peuvent souscrire à ce service. C'est un peu plus cher bien sûr, mais le prix reste tout de même intéressant.
"Le chèque est à faire au nom de "Cartier Assurance"." "Oui, nous avons fusionné avec votre assurance, vous n'avez pas reçu la lettre pour vous en informer ?" "Mais si, votre agent a du vous l'expliquer." "Merci madame pour le thé." "Bonne journée !"

Et de nouveau 2h30 de route... Heureusement que ce chèque bien gras va remplir de nouveau les fonds de Cartier Assurance ! Qui d'ailleurs va rapidement retirer l'argent en liquide qui sera placé dans la semaine sur d'autres comptes en banque. On ne sait jamais. Tiens, cela fait un mois qu'il a créé ce compte soit dit en passant, il faudra penser à faire faire faillite à cette agence. C'est fou comme les compagnies d'assurance vont et viennent de nos jours !

21h30, retour à la maison. Son père n'est évidemment pas encore là, de toute façon ils mangent toujours tard le soir, le boulot... L'adolescent s'enferme dans sa chambre et travaille ses cours avec assiduité. Après avoir appris par coeur tous les cours de la semaine, il entame "Investigations philosophiques". D'ici une semaine, il devrait avoir lu le principal des oeuvres de Wittgenstein et ça le satisfait particulièrement.

"Erik, viens mettre la table ! C'est bientôt prêt !"
Dieu existe ! Il a fait à manger. C'est dans ce genre de moment qu'Erik se disait qu'il adorait son père. Il descendit rapidement et mit la table en deux temps trois mouvements.
"On mange quoi ?
_ Entrecôte et patates. Tiens, il faut reprendre des forces après une dure journée !"
On peut vraiment mettre autant de nourriture dans une seule assiette ?
"Et bien bon app' !
_ Toi aussi. Tiens au fait, tu comptes faire quel sport déjà cette année ?"
Et merde.
Réponse inintelligible.
"Qu'est-ce que t'as mis dans ta sauce ? Elle est vraiment bonne ce soir !
_ Tu sais que le hockey, c'est très bien comme sport, ça te ferait des épaules carrées, ça plaît aux filles."
Raté. Same player shoot again.
"_ Arf, le look androgyne est plutôt à la mode.
_ Ah bon ? T'es sûr ? Bon tu peux faire du volley si tu veux alors."
Hein ? Du volley ??? Lourd...
"J'aurais bien voulu mais les sélections sont déjà terminées. Enfin bon, on s'en fout, je m'en passerai bien, t'inquiète.
_ Enfin, tu sais la bonne santé passe par la pratique régulière d'un sport. D'ailleurs, reprends en un peu, ça te donnera des forces.
_ Euh, tu sais papa, il faut manger léger le... Bon bah tant pis..."
Un grand silence s'instaure. Erik essaye tant bien que mal d'ingurgiter ce que son père essaye de lui faire manger malgré la quantité et la lourdeur du plat. Alors qu'il se rend compte qu'il ne mangera même pas la moitié du reste, il tente de détourner son attention.
"Et sinon ta moto ? T'y as passé l'après midi non ?
_ Oui ! Et d'ailleurs, j'ai réussi à @!#&=}'~#@(~&é&@é)éà"ç&é"àç"é#{à~#'çé"')çé#^{~#{@~#^{\@{[^~#]{@~#{[~#{^~#]{@~#£]${%^µ]~%#¤^£{@${^[]}~#^{[
What the...? Parfois, son père part un peu dans son monde tout de même.

Il s'étire, l'estomac bien rempli.
"Bon papa, c'est ton tour pour la vaisselle !"
Avant que son père n'ait eu le temps de dire quoi que ce soit, il s'enfuit dans sa chambre et se jette sur son lit. Il sort enfin son portable. 5 messages non lus et 8 appels en absence. Kikoo Clelia...

"Pfiou, journée crevante ! La famille... XD On se voit demain ^^ Bisous ! "

Si elle savait les bouquins qu'il lisait et ce qu'il faisait de ses matinées... Après un long baîllement, il va se brosser les dents et se changer dans la salle de bain. Fin prêt pour aller dormir, il a une pensée fugitive pour le chèque qu'il déposera le lendemain à la banque par la boîte aux lettres. Vraiment, les gens sont tellement crédules...

Lundi.

Le réveil sonne, il est 5h. Erik se réveille et peste : pas aujourd'hui ! Il se rendort jusqu'à 7h et prend ensuite une douche, mal réveillé. Un petit déjeuner rapidement avalé et il rentre dans sa voiture pour aller en cours. Qu'il déteste conduire...

Arrivée au bahut, il est 10 minutes en avance, tout va bien. De toute façon, ce sera encore une journée de procrastination. Il se fait immédiatement héler par toute la bande des "gens cools" du lycée. Youhou...
"Hey, Erik ! Alors ton weekend ? Encore en famille ?"
En quoi ça vous intéresse...
"Ouaip. Ca commence un peu à me courir mais pour le coup, j'ai pas vraiment le choix. C'est peu à payer pour toute la liberté que j'ai à côté !
_ Ta liberté ? Tu fais quoi de tes soirées justement ? On a toujours pas de vraie réponse et tu m'avais promis de m'expliquer"
Ah... Clelia... Va falloir effectivement qu'on parle.

Le jeune homme s'en sort avec un sourire énigmatique et un changement vers un sujet croustillant. Les ragots... Ca marche vraiment toujours. Clelia n'a pas l'air de marcher mais il se dit qu'elle sera plus facile à gérer seule qu'avec le groupe, c'est toujours ainsi qu'il procède quand certains commencent à lui poser trop de questions.

La sonnerie des cours interrompt la joyeuse conversation et tous se dispersent. Parfois, Erik se demande combien de temps il tiendra la mascarade. Ce n'est pas évident en un sens, même si c'est devenu presque naturel pour lui... A quoi bon ? Il pousse tout de même le vice jusqu'à récolter de l'argent pour cela... Enfin, s'il y a au moins une chose qu'il peut s'avouer, c'est que le plaisir de l'arnaque vaut largement plus que l'argent obtenu, constater qu'il possède ce pouvoir sur les gens peut être si jouissif !

Il s'assied en cours de mathématiques et sort un bouquin un peu plus avancé qu'il potasse en écoutant distraitement le cours. Ses professeurs apprennent chaque année assez vite que malgré son air inattentif, ils ne le colleront jamais avec une question sur le cours, donc ils renoncent pour la plupart.

L'ennui. Erik ne sait même pas s'il pourrait vraiment disserter sur cet état, mais une chose est sûre, c'est qu'il a appris à le connaître intimement. Parfois, il se dit qu'il aimerait pouvoir négocier avec le destin et il a pris ce petit tic qui fait qu'il semble dans la lune de temps en temps, alors qu'il s'invente des négociations ardues pour faire pencher une situation en sa faveur.

Mademoiselle Drake le regarde un peu étrangement. Il perçoit plutôt bien les émotions des gens, et là, c'est carrément flippant. C'est une prof, son regard ne peut pas être concupiscent... Non ? Il sait qu'il a une belle gueule, il s'en sert pour amadouer les gens et ça marche plutôt bien. Mais là... Là... Il y a certes quelque chose à exploiter, sûrement, mais de là à monter quelque chose contre un prof... Non. Erik se reprend soudainement. Ce n'est pas une bonne idée. Trop de proximité, risque que son père l'apprenne, que la justice l'apprenne, il ne faut pas qu'il soit fiché, à aucun prix.

La sonnerie retentit et Erik sort de sa torpeur. C'est rare qu'il se laisse aller ainsi, surtout pour une femme. Il soupire, sera-t-il un jour attiré par la gente féminine ? Tout cela l'ennuie et s'il n'a aucun mal à simuler des sentiments, il aimerait tout de même en éprouver un jour, pour voir. Les romans et films décrivent ça comme tellement poignant que ça doit valoir le coup...

Ses réflexions le mènent au cours d'après et il continue sa routine journalière. Le midi arrive bien vite et il rejoint les autres à leur table "réservée". Il sent les airs envieux quand il fait un tour de la salle du regard. Il sent ce genre de choses. Ses camarades n'ont pas l'air de s'en rendre compte, mais il a l'impression qu'ils ne se rendent vraiment pas compte de grand chose... Pourtant, c'est assez évident. Mais bon, ils ne comprennent pas les bases de la pensée de Nietzsche alors il ne faut pas trop leur en demander...

La journée passe, morose et répétitive. Les cours et les professeurs se succèdent, mais rien n'arrive d'intéressant. Erik comprend tout à fait les méditations des romantiques qu'il a pu lire. La solitude permet une introspection des plus bienvenues... La compagnie de ses pairs le lasse de plus en plus et l'école ne lui apporte effectivement rien. Le système américain est vraiment mauvais. Il trépigne d'impatience pour entrer enfin dans une ivy et pouvoir s'épanouir intellectuellement. La seule personne réellement intelligente qu'il connaît est son père, mais son intelligence toute particulière est entièrement tournée vers des passions obscures et assez peu passionnantes, il est donc seul.

Il rentre plutôt morose le soir, il a encore passé sa journée à ruminer et ça lui arrive de plus en plus en ce moment. Ses arnaques commencent à ne plus lui apporter ce frisson d'excitation qui lui manque tout particulièrement. Il n'attend qu'une chose, c'est qu'il se passe un évènement inattendu, comme dans ces romans où la vie du héros est bouleversée. Mais il n'est pas un héros de roman et sait pertinemment que ce qui lui arrivera de plus palpitant dans sa vie est son entrée à Harvard... Il soupire de nouveau et se compose un sourire de façade avant de frapper à la porte.

"Bonjour Clelia... Il faut qu'on parle je crois."